Revue, Eddo Hartman, ‘La Zone Sacrifice’.

Quelles sont les conséquences humaines de la chute de l’une des plus grandes superpuissances du XXIᵉ siècle ?

Le 25 décembre 1991, la fin officielle de l’URSS est prononcée, au travers de la démission de son dernier emblématique Secrétaire Général, Mikhaïl Gorbatchev, initiateur de la perestroïka. Le lendemain, le drapeau russe que l’on connait flotte en place du drapeau soviétique, en place depuis 1923.

Outre l’importance symbolique, cette date n’est que la culmination d’un évènement que tous voyaient déjà venir, mais que personne ne pouvait tangiblement imaginer. Comment ce super-État transcontinental, qui a fait trembler le monde depuis sa création en 1922, s’imposant de facto comme le contre-pouvoir des puissances occidentales victorieuses de la Seconde Guerre Mondiale, a-t-il pu chuter ? Cet État que beaucoup considéraient comme omniscient, survivant seulement grâce à la peur sur ses citoyens avec le KGB, et à l’international avec la menace de la bombe nucléaire, est mort. Il faut être deux pour danser, et avec les États-Unis, cette course infernale a bien failli entrainer l’humanité dans l’abysse. Seulement, l’un est tombé.

L’histoire ne s’est pas faite en un jour, mais la chute de l’URSS n’aura pris qu’un mois pour être actée officiellement, et une paire d’année pour chuter irrémédiablement. En effet, le 8 décembre 1991, ce sont les trois États fondateurs de l’URSS : la Russie, La Biélorussie et l’Ukraine qui créent la Communauté des États indépendants (CEI). Un acte fondateur qui enterre officiellement tout futur pour l’URSS. Le monde doit tourner la page, mais il faut préserver au mieux la force géopolitique du bloc soviétique. Deux semaines plus tard, le 21 décembre, onze des quinze anciennes républiques soviétiques signent le traité mettant fin à l’URSS. La CEI ne sera “ni un État, ni une entité supranationale.” Les accords d'Alma-Ata, au Kazakhstan, tournent ainsi la page du Pacte de Varsovie de 1955 qui avait marqué la création du bloc soviétique.

Des visages gravés, des visages oubliés.

Au-delà de cette date, qui est perçue comme beaucoup comme le triomphe des valeurs démocratiques sur le totalitarisme, ce sont des visages. Ces visages, ce sont ceux des Berlinois faisant tomber le mur de leurs mains, creusant des tunnels, courant à travers les barbelés. C’est la photo iconique d’un garde Est-allemand, Konrad Schumann, faisant défection, un Saut vers la Liberté au-dessus des barbelés de Berlin-Est. Au troisième jour de la construction du mur, c’était là une dernière chance qui a été saisi. L’histoire retiendra cet acte comme symbole de résistance, l’irrésistible appel de la liberté. En revanche, l’histoire ne retiendra pas que cet acte à profondément traumatiser Konrad Schumann qui, rejeté par sa famille restée à l’Est, se suicidera en 1998. 

Ces visages, ce sont ceux des Tchécoslovaques faisant tomber pacifiquement le régime communiste fin 1989, au travers de ce qu’on appellera plus tard la Révolution de Velours. À l’inverse, ce sont les hongrois qui dans le sang échouent à faire tomber le régime en 1956.  Ce sont ceux des ouvriers polonais de Solidarność. Né en tant que mouvement de résistance contre le régime communiste en Pologne. Il a commencé comme un syndicat indépendant et s'est rapidement transformé en un mouvement social et politique plus large, rassemblant des millions de travailleurs polonais mécontents du gouvernement et des conditions de vie. Exigeant des réformes démocratiques, des droits syndicaux et économiques accrus, le syndicat a attiré une attention internationale considérable et a reçu un soutien moral et financier de la part de nombreux pays occidentaux, notamment des États-Unis. Cela a renforcé la position du mouvement et l'a aidé à résister aux tentatives du gouvernement polonais de le réprimer. Les manifestations massives en Pologne en 1989, poussées par Solidarność, ont contribué à affaiblir davantage le gouvernement communiste. Cela a conduit à des négociations entre Solidarność et le gouvernement, qui ont abouti à des élections semi-libres en juin 1989 et à la formation d'un gouvernement non communiste en Pologne. En défiant le régime, Solidarność a accéléré sa chute. Son succès a montré que les régimes totalitaires peuvent être contestés et que le pouvoir populaire peut être une force pour le changement.

Bawken, Kyz Yemshek, Kazakhstan. Eddo Hartman, 2019 all rights reserved

La Zone Sacrifiée

Seulement, tous les peuples n’ont pas connu ce vent de liberté. Au Kazakhstan, lieu de naissance de la CEI, les populations n’ont bénéficié d’aucune gloire démocratique, ni médiatique. Des visages passés inaperçus au travers du changement. Le Kazakhstan a officiellement déclaré son indépendance le 16 décembre 1991. Nursultan Nazarbayev, qui était à l'époque le dirigeant du Parti communiste du Kazakhstan, est devenu le premier président de la République du Kazakhstan. Il restera au pouvoir plus de vingt ans, jusqu’en 2015. 

Dans ce contexte, le photographe néerlandais Eddo Hartmann a réalisé une récente série photographie explorant les vastes étendues des steppes du Kazakhstan, un pays longtemps méconnu. L’invasion de l’Ukraine a mis les projecteurs sur le plus grand pays d’Asie Centrale, au carrefour de la Route de la Soie entre la Chine et la Russie occidentale.

Certaines régions reculées du pays, par son immensité, ont été transformées en site d'essais nucléaires pendant la guerre froide, une zone aujourd'hui connue sous le nom de Polygone. C’est dans ce Polygone que l’URSS a conduit plus de 450 explosions nucléaires entre 1949 et 1989. Les habitants, qui n'avaient aucune idée de ce qui se passait dans l'installation militaire voisine, n’étaient prévenus des tests qu’au dernier instant. Hartmann montre le témoignage d’une dame, peut-être l’un des derniers témoins visuels de ces explosions, expliquant qu’un soldat est venu lui demander de se coucher par terre à une certaine heure, sans autre forme d’explication. Elle vit l’explosion de ses yeux, sans protection, avant de continuer sa journée. 

La vie dans la steppe kazakhe a toujours été un défi. Le climat extrême, caractérisé par des étés torrides et des hivers glacials, exacerbe les difficultés. Les essais nucléaires ont fini de rendre cette zone inhabitable pour qui n’y est pas habitué. Le meilleur exemple, tiré de l’exposition d’Hartmann, est sans doute celui du lac Chagan, site formé par l'explosion d'une bombe atomique en 1965. Ll'opération "Chagan", au cours de laquelle une bombe atomique a été placée sous terre pour creuser un cratère, dans le but de créer des canaux et des barrages pour soutenir l’économie soviétique. Connu sous le nom de "Lac atomique", cette explosion a été réalisée sans précaution environnementale, suscitant des préoccupations pour la sécurité et l'environnement. Le lac est 100 fois plus toxique que la limite légale. Les locaux y pêchent. La région connaît trois fois plus de cas de cancers que le reste du pays. 

Au fil des décennies, la modernisation et l’urbanisation ont apporté des changements significatifs à la vie nomade traditionnelle. Le passé soviétique continue de constituer une atteinte durable à l’identité locale. Les habitants survivent du pillage des anciens métaux soviétiques dans une zone contaminée. Le passé sombre est devenu un futur incertain pour beaucoup. 

The Sacrifice Zone est en exposition au Musé Huis Marseille d’Amsterdam jusqu’au 3 mars 2024.

Eddo Hartmann est un photographe néerlandais dont la carrière s'étend sur plus de 25 ans. Outre The Sacrifice Zone, l'un de ses projets les plus remarquables est Setting The Stage, où il documente la conception de la capitale de la Corée du Nord communiste, Pyongyang. Outre ses activités photographiques, Eddo Hartmann est conférencier à La Haye.

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